Frénésie incontrôlée autour de la tulipe, la tulipomania a été considérée comme la première bulle spéculative de l’histoire. Cet engouement autour d’un petit bulbe familier et désormais à la portée de toutes les bourses nous parait inimaginable ! Et pourtant, avant de devenir la fleur la plus populaire dans sa catégorie, la tulipe a bel et bien voyagé et est devenue une convoitise que l’on s’échangeait à prix d’or.
Alors pourquoi cette crise de la tulipe ? Quel héritage les tulipes nous ont elles laissé ? Voyageons quelques siècles en arrière sur les traces de la tulipe et de son incroyable épopée en Europe…
Qu'appelle-t-on la tulipomania ?
On a dit et écrit beaucoup de choses sur la tulipomania, ce moment de l’histoire européenne où les tulipes se vendaient à prix d’or sur le marché. Période troublée, phénomène fascinant et inquiétant à la fois… Tout se joue au 17ème siècle, en plein âge d’or hollandais qui rayonne sur le monde, les mers et le commerce.
Introduites vers 1560 dans les Provinces-Unies (actuels Pays-Bas), les tulipes vont susciter tout d’abord l’intérêt des botanistes, puis bientôt celui du grand public. Elles forcent l’admiration aux Pays-Bas, mais aussi en France, où on en plante dans les jardins du Louvre, Louis XIII en faisant un emblème de luxe, Louis XIV adoptant lui aussi cette fleur comme fleur officielle de la cour…
C’est Charles de l’Ecluse (Carolus Clusius), botaniste et professeur à l’université de Leyde, qui commence à planter le bulbe dans les terres sablonneuses du jardin de l’université en 1594 et ainsi à reproduire la tulipe.
L’horticulture se développait déjà dans la province de Hollande, où une cinquantaine de variétés étaient connues dès 1580. Mais vers 1630, tout s’accélère : plus de 100 espèces différentes de tulipes arrivent en moins d’un siècle.
La tulipe devient synonyme de réussite, c’est un signe extérieur de richesse, et l’élite puissante du pays l’a bien compris. Il faut en avoir dans son jardin. Des bourgeois flamands, des nobles et propriétaires de tavernes se mettent à cultiver des tulipes et certains abandonnent même leur florissants commerces et boutiques…
Elle est convoitée à un point tel que les ventes se font désormais sur un second marché. La tulipe devient un objet de spéculation. Un système financier se met même en place, autour de ce que l’on a appelé les billets à effet : à partir de 1635, ce mécanisme permet de pouvoir vendre des bulbes toute l’année, quand qu’ils sont encore en terre, alors que l’on vendait jusque-là les tulipes au printemps, quand on pouvait juger sur pièce de la conformité de la fleur. Un simple papier était signé, sorte d'action de la tulipe, où l'on ne voyait plus la marchandise... Ceci suscite un engouement sans pareil, en échangeant les titres plusieurs fois par jour pour les faire grimper.
Les tulipes s’échangent à des prix astronomiques, ou contre des terres, du bétail, des tasses d’argent, des tonnes de céréales et autres folies. On parle du prix d’une belle maison bourgeoise sur les canaux hollandais pour acheter une seule tulipe ou de dix à vingt fois le salaire annuel d’un artisan spécialisé pour pouvoir se procurer le précieux bulbe au plus fort de la crise. Même en France la tulipomanie fait rage, comme à Lille, où un oignon de tulipe devient la monnaie d’échange contre une brasserie, qui portera le nom de brasserie de la tulipe. Entre 1633 et 1637, les tulipes font l’objet d’un trafic effréné, des jardins sont même pillés pour déterrer le précieux bulbe. Les tulipes 'Viceroy' flammées de lilas, et ‘Semper Augustus’, rares, aux pétales marbrés de blanc (en réalité atteintes d'un virus, difficiles à reproduire), atteignent des records, l’équivalent actuel de 110 000 euros pour un seul bulbe. L’éclatement de la première bulle spéculative de l’histoire n’est plus très loin…
En février 1637, après deux années de croissance incontrôlée, les tulipes ne trouvent soudain plus d’acheteurs à Haarlem, et se vendent d'un coup difficilement, provoquant même un rabais …du jamais vu ! Le gouvernement doit intervenir pour réguler les ventes. Les prix s’effondrent, le bouche à oreille fait le reste, entrainant la chute vertigineuse du cours sur le marché.
Tous ceux qui avaient parié sur la tulipe se retrouvent ruinés du jour au lendemain, alors que de grosses fortunes, empires construits autour de la tulipe, avaient émergé quelques années auparavant. L’engouement pour les tulipes retombe presque du jour au lendemain. Mais l’impact réel sur l’économie des Provinces-Unies ne sera pas si fort que cela, les marchands concernés restant une élite, restreinte, du pays. En revanche, une crise morale se fait jour, dénonçant, souvent dans les arts, les profits indécents d’une partie de la société, comme le tableau de la satire de la tulipe de Jan Brueghel le Jeune en 1640, où il caricature les spéculateurs comme des singes. Un peu plus tard, d’autres peintres s’empareront eux aussi de ce sujet comme Jean-Léon Gérôme et Le duel à la tulipe (1882), puis des auteurs. S’en suivra aussi une quantité d’ouvrages sur la culture de la tulipe dont le fameux Traité des tulipes en 1765.
La fascination pour les tulipes se fera encore sentir jusqu'au 19ème siècle, avec le célèbre roman la tulipe noire d’Alexandre Dumas (père) qui nous replonge au 17ème siècle précédent en Hollande, où le personnage principal rêve de créer une tulipe noire, pour obtenir une fabuleuse récompense.
La Turquie : l'autre pays de la tulipe
Mais remontons un peu plus encore l’échelle du temps, pour retrouver les origines de ce petit bulbe… et les premiers fans de tulipes !
Les tulipes nous viennent en réalité d’Orient, où elles poussaient à l’état sauvage dans les steppes d’Asie centrale, entre l’Iran, la mer Caspienne et jusqu’en Afghanistan. Il s’agit alors d’espèces botaniques de très petite taille, dans des coloris chauds, du jaune au rouge. Elles sont connues et cultivées dès le XIème siècle dans ces régions. Elles arrivent peu à peu en Anatolie, d’abord par les caravanes revenant de la route de la soie. Puis Soliman le Magnifique conquiert certaines de ces régions au milieu du 16è siècle, et les tribus nomades rapportent en nombre ces jolies fleurs qui débarquent à Constantinople, l’actuelle Istanbul. La tulipe devient dès lors la fleur des sultans.
Durant le règne de Soliman Le Magnifique, la tulipe est partout : dans les somptueux jardins des palais ottomans, mais aussi sur les caftans d’apparat des sultans, les étoffes, et sur les faïences d’Iznik, cette ville qui va faire rayonner l’art de la céramique dans tout le pays. Les tulipes sont le motif récurrent, avec l’œillet, des faïences du palais de Topkapi, mais aussi des mosquées où la représentation florale est courante. Les tulipes s’affichent aussi sur les turbans du sultan : Soliman a coutume d’en piquer une dans le sien. La mode fait le reste… Ce sont bien les turcs qui se sont entichés les premiers de ce petit bulbe coloré ! Dans l’art ottoman, la tulipe symbolise alors le divin.
Le mot tulipe nous vient d’ailleurs du mot perse, tülbend, devenu türban en turc : à l’origine turban traditionnel des turcs, ceux-ci avaient pris comme habitude d’en orner leur couvre-chef quand la tulipe fut introduite dans le pays. Par confusion, le nom tulipan fut bientôt attribué à la fleur. Le nom latin tulipa deviendra légion en Europe à partir de 1593. Mais en Turquie, la fleur a toujours son nom originel de lale.
On rapporte qu'en 1554, Soliman le Magnifique offre quelques bulbes à un diplomate flamand, ambassadeur d'Autriche à Constantinople, Ogier Ghislain de Busbecq. C'est à lui qu'on attribue l'introduction de la tulipe en Europe, car il rencontre Charles de l'Ecluse à Vienne quelques années plus tard, à qui il remet quelques bulbes. Celui-ci va bientôt partir travailler à Leyde, aux Pays-Bas, et y tenter avec succès la multiplication des tulipes... La suite, c'est la tulipomanie et ses excès...
A Istanbul, depuis 2005, chaque mois d’avril se tient le Festival des Tulipes, un spectacle haut en couleur, véritable exposition à ciel ouvert, qui célèbre l’arrivée du printemps en mettant la tulipe à l’honneur dans de nombreux parcs de la ville. C’est l’héritage direct de la fête des tulipes qui avait lieu du temps des sultans, jusqu'à Ahmet III, aux début du XVIIIème siècle, apogée de la tulipomania en Turquie, plus connue par les historiens comme une période faste, l"Ère de la tulipe".
La tulipe aujourd'hui dans le monde
Depuis la tulipomania… rien n’a bien changé dans la production des tulipes, puisqu’aujourd’hui, elles sont toujours essentiellement produites aux Pays-Bas, qui est le premier producteur mondial. La tulipe est devenue la fleur emblème du pays. La Hollande en a d’ailleurs une vitrine mondialement connue à Keukenhof, où des millions de touristes affluent chaque année pour admirer les parterres plantés en masse. Plus de vingt mille hectares sont consacrés aux fleurs à bulbe en Hollande, dont la moitié rien que pour les tulipes, toujours dans la même région de Lisse, berceau de la production aux Pays-Bas, entre Leyde et Haarlem.
Aujourd'hui ce sont plus de 150 variétés différentes qui existent chez les tulipes, et des milliers d'hybrides. Quelques producteurs continuent de perpétuer une tradition française et de produire et développer les plantes à bulbes, dont les tulipes, notamment en Anjou où la terre sableuse et limoneuse des bords de Loire est propice à leur culture, ou encore dans les Landes.
Chez Promesse de fleurs, un bulbe de printemps vendu sur trois est une tulipe... Nulle doute que ce petit bulbe merveilleux -et désormais abordable- a encore un bel avenir devant lui !
Pour aller plus loin
- Tout savoir sur l’histoire de la tulipe, avec un livre de référence : La tulipe d’Anna Pavord, (2001). Ed. Actes Sud ;
- Lire ou relire La tulipe noire, d'Alexandre Dumas, un classique ;
- Feuilleter en ligne sur le site de la BNF, le livre de Charles Malo, Histoire des tulipes (1821) ;
- Parcourir L’ABCdaire des tulipes, d'Yves-Marie Allain et Catherine Garnier. 1996. Ed. Flammarion ;
- Visiter le parc de Keukenhof à côté d’Amsterdam où 7 millions de bulbes sont plantés chaque année, et explorer le musée de la tulipe d'Amsterdam.
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